«Lecteur d'invisible», par Anne Pitteloud.
Avec son «Petit manuel de minéralogie prophétique», l’écrivain-dessinateur ajoute une pierre précieuse à son architecture poétique.
Un livre de Marcel Miracle
est toujours une aventure étrange, un voyage envoûtant entre textes et
dessins dans un monde saturé par l’invisible, où le règne minéral, les
animaux et les végétaux dialoguent de façon muette, où les couches
géologiques et les élans vers le ciel semblent reliés par une même
vibration. Son Petit manuel de minéralogie prophétique en donne
une nouvelle preuve. Sauf qu’il n’est pas signé Marcel Miracle, mais
sous-titré «Une aventure de Marcel Miracle au Sahara»: l’auteur établi à
Lausanne, qui passe ses étés dans le désert tunisien, devient ici
personnage à côté de l’homme-serrure, de l’homme-oiseau ou du nomade,
des pierres et des insectes. Serait-il ce fabulateur qui apparaît de
loin en loin? Sans doute, de même qu’il est aussi ce «serpent, spirale
de sang» ou la «coquille où s’enferme l’océan», et qu’on le devine dans
ces labradorites «qui piègent tous les ciels passés et à venir» et le
«démantèlement des étoiles». «On dit que le mot suggère la
cristallisation de l’être», écrit-il sur le quatrième de couverture.
Alors, dans la «palpitation minérale de l’été saharien», il se propose
d’essayer de «redéfinir notre rapport à la pierre». Et ce nouvel opus en
est la trace.
Structuré en sept chapitres, le Petit manuel de minéralogie prophétique s’ouvre sous les auspices de l’auteur surréaliste français Stanislas
Rodanski, cité en exergue: «La pierre philosophale mûrit dans les
griffes de la foudre.» Un texte précède le premier chapitre, un autre
suit encore le dernier, tous deux racontant deux versions de la
trajectoire d’Albert C., amoureux des pierres depuis son enfance et
devenu géologue – la formation première de Marcel Miracle. Puis suivent
les chapitres eux-mêmes, aux noms évocateurs – «Le cristal, histoire de
sa perte», «La dune, alphabet des traces», «Pour clore cette aventure:
le choix des étoiles» –, où courtes fictions et poèmes en prose sont mis
en regard des dessins. On ne sait si ceux-ci ont précédé les textes ou
si c’est l’inverse, mais peu importe: les deux se complètent et
s’enrichissent dans un subtil jeu d’échos, les planches semblant
reprendre des éléments du texte dans une sorte de précipité pour tracer
de mystérieux réseaux de sens.
Au fil des dessins de Marcel Miracle, qui vibrent de couleurs
primaires, incandescentes – dont ce bleu inimitable tracé par un simple
bic –, les motifs récurrents deviennent signes, indices et symboles d’un
alphabet singulier. Il y a l’homme-oiseau, les losanges des silex, les
flèches, étoiles filantes, coquillages, ailes et poissons; ou encore ce
lion rouge, «animal cardinal» ponctué d’un nuage, et le motif du fil
bleu – qui se devine aussi dans la limite du ciel et la corde d’un
puits, dans une veine palpitante ou le fil du rasoir, et auquel fait
écho la veine d’hématite rouge qui court dans un bloc de quartz.
De cette juxtaposition entre mots et images, et entre les éléments des
règnes minéral, végétal et animal, naît une richesse infinie, une
circulation, un mouvement. Marcel Miracle construit un monde qui prend
forme et cohérence dans un langage où tout est relié. L’univers palpite,
ses éléments dialoguent et sont perméables. «La part invisible de
chaque objet m’apparaît comme une évidence», écrit-il. La trace qu’il
dessine dans le sable peut «modifier inexorablement l’univers», les
contrées sont magnétiques et chargées d’espoir, il dort sous «l’aile
déchirée de la nuit», l’oiseau jaune qui tombe du ciel est un morceau de
soleil et les étoiles les «écailles au ciel du dragon», dans la lune
«se lisent les mers lointaines».
Alchimies
Les pierres, elles, sont vivantes, vibrantes. Leurs noms scandés
résonnent comme des pépites poétiques: labradorite, silt jaune, silex
noir, turquoise, veines de calcites, célestites, «fluorines divines» et
ce corindon «qui raye le matin». Une poésie minérale qui atteint son
apogée dans le chapitre «Minéralogie prophétique», où les pierres sont
désignées par leur formule chimique dans les titres – ainsi «CA CO3,
aragonite» – avant d’être transmutées en poèmes, liées à d’autres
éléments, à d’autres règnes. La néphéline, NA AL SIO4, est «navire allié
du silence»; l’ilménite, FE TIO3, évoque une «fêlure titanesque».
Marcel Miracle, alchimiste du verbe, trace ainsi des équivalences
magiques. Quant à nous, c’est avec bonheur qu’on suit d’un livre à
l’autre cet arpenteur infatigable d’un monde tendu entre l’infiniment
petit – débris minuscules et vies infimes observés sur une dune de sable
– et le vaste ciel.