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À la bibliothèque municipale

– C’est quand même dingue, je dis à mon fils, que tu ne fasses jamais rien.

Il est là, vautré dans le canapé, grandes mains, longs tibias, après avoir laissé derrière lui une traînée de désordre. Pour avoir beaucoup fréquenté le rayon « psychologie adolescents » de la bibliothèque municipale, je sais qu’il a besoin de structure. Je lui énonce une liste concise de tout ce qui doit être fait.

– Un, mettre le couvercle sur le pot de Nutella, deux, le scotch dans le tiroir, trois, ranger les baskets dans l’entrée, quatre, remettre le lait au frigo, cinq, refermer la porte du frigo.

– Qui a ouvert le pot de Nutella? Me répond-il. Qui a sorti le scotch du tiroir ? Flanqué les baskets au milieu du séjour ? Sorti le lait du frigo? Tout ça c’est moi qui l’ai fait alors tu ne peux pas me dire que je ne fais jamais rien.

– Bravo, je vois tout ce que tu fais (les adolescents ont besoin d’être encouragés). C’est merveilleux. Mais tu pourrais être encore plus actif. Et ton travail scolaire ? Il en est où ? J’espère que tu es en train d’apprendre ton vocabulaire d’allemand sur ce téléphone.

– Dans l’impasse, malheureusement. Certains professeurs n’ont plus le feu sacré, tu sais.

Les raisonnements de ma fille ne sont pas moins remarquables. Sa philosophie se résume en un seul mot : « après ». Le porte-à-faux existentiel est garanti avec toutes celles et tous ceux qui ne s’alignent pas sur cette logique. Sa vaisselle, par exemple, sera toujours nettoyée « après ». 

– Et pourquoi tu ne demandes pas à ta fille, ajoute mon fils, de ranger son bordel ?

Pour avoir beaucoup lu sur le sujet, je sais ce qu’il faut faire pour juguler ces tensions chroniques. Il faut dépassionner. À la manière de certains parasites, les ados sont équipés de très longues antennes. Ils sentent immédiatement si leur parent souffre de stress éducatif et alors on ne peut plus rien en tirer du tout. Pour moi, cette prise de conscience a été un tournant. Peu à peu, j’essaie de me débarrasser de mes enjeux. C’est-à-dire que, comme d’habitude, je fais tout, pendant qu’eux, comme d’habitude, ne font rien. Mais je le fais en ressentant un immense bonheur. Je n’exclus pas de refaire, toutefois, un petit tour au rayon « psychologie adolescents » de la bibliothèque municipale.