Dans le train de nuit
J’avais douze ans. Avec mon frère nous avions passé deux semaines à Toulouse chez des amis de la famille. Je les aimais beaucoup. La mère était une femme enjouée et curieuse. Je ne me souviens plus de tout ce qu’elle accomplissait. À mes yeux d’enfant, son gâteau à l’ananas éclipsait ses autres hauts faits. Le dernier soir de notre séjour, elle nous a laissés dans le train de nuit pour Genève avec mille recommandations. Elle savait qu’il m’était difficile de trouver le sommeil dans un environnement qui ne m’était pas familier. Voyant que je n’avais rien à lire avec moi, elle a couru m’acheter un livre au kiosque de la gare et me l’a donné avant de m’embrasser. Au revoir, au revoir ! À l’année prochaine ! Nous nous sommes installés pour la nuit et j’ai pris mon livre. Sur la couverture, il y avait un ranch et une jeune femme rousse qui tenait un cheval. J’ai oublié le titre. La mère nous avait organisé un tour à poney. Elle a probablement pensé qu’il s’agissait d’une histoire à la ferme. En réalité, c’était une histoire d’amour de la collection Harlequin. Une histoire d’amour qui allait surpasser celle de Michel Vaillant et Françoise, surpasser aussi celle que je m’étais imaginée entre moi et un jeune homme qui prenait le même bus chaque matin à l’arrêt Mont-Blanc. Il portait un jean aux poches brodées. Au point culminant de mon fantasme, je glissais ma main dans une de ces poches alors que nous étions précipités l’un contre l’autre dans la cohue. J’ai glissé ma main dans cette poche un nombre incalculable de fois. Mais après ce trajet en train, j’ai arrêté parce que ça ne me faisait plus rien. L’histoire que j’avais entre les mains, alors que nous foncions vers Genève allongés dans nos couchettes, a tout balayé. Une histoire d’une efficacité totale dans laquelle les protagonistes commencent par se détester suite à un malentendu. Quelque chose les fâche, quelque chose de suffisamment grave pour que, à leur corps défendant, ils échangent une première étreinte brûlante et contrariée. Ensuite ils passent le reste de l’histoire à gérer les émotions violentes qui les habitent et le désir de posséder le corps de l’autre (pour l’homme), celui d’être possédée par le corps de l’autre (pour la femme). Cette nuit-là, j’ai quitté l’enfance.
- Auteur-e-s Laurence Boissier
- Date de publication 17 mars 2020